La fin de l’image projétée

2017

Publication History:

 ”La fin de l’image projétée,” in Imprimer le monde, edited by Marie-Ange Brayer, 111-127. Paris: éditions du Centre Pompidou, and Orléans, Éditions HYX, 2017 

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En trente ans, les technologies numériques sont passées du langage à l’image, puis de l’image au volume, réitérant ainsi curieusement, sur une période bien plus restreinte, toute l’évolution des techniques culturelles occidentales. Il y a une génération seulement, les outils numériques ne traitaient pratiquement que des données alphanumériques ; puis apparurent les images ; et aujourd’hui, ce sont les objets en trois dimensions que nous manipulons presque aussi facilement. L’écrit, en effet, a besoin de moins de données que le visuel, de même que les images planes en utilisent moins que les volumes représentés spatialement. Les ordinateurs étant de plus en plus puissants et de moins en moins coûteux, les notations numériques ont pu passer de l’alphabet aux pixels, puis aux voxels. L’humanité a fait le même chemin sur une période bien plus longue : pendant toute l’Antiquité et le Moyen-Âge, le principal véhicule de mémorisation et de transmission des données visuelles n’était pas l’image, mais le mot : la voix et la parole étaient consignées et transmises dans l’espace et dans le temps au moyen de la technique alphabétique, mais pas les images.

Les auteurs classiques et médiévaux avaient de bonnes raisons de ne pas se fier aux images : en premier lieu, l’Antiquité classique n’avait pas transmis, et probablement pas connu, de règles géométriques pour la composition des dessins, des règles telles que tout peintre observant la même chose puisse faire le même dessin, et que tout spectateur regardant ce dessin puisse voir la même chose. En second lieu, comme il n’existait aucune technique pour reproduire à l’identique, toute copie était soumise au caprice ou à l’envie du copiste. Un changement radical intervint soudain à la Renaissance, avec l’invention quasi simultanée de la perspective et de l’imprimerie xylographique. La perspective d’Alberti a standardisé la façon de prendre des vues : une fois la géométrie de la scène établie par le choix du point de vue et celui de la direction du rayon central, le résultat sera le même pour tout le monde, que l’image soit produite par vous, par moi ou par un appareil photo, car cette image est une projection géométrique, et que les règles d’Alberti expliquent comment réaliser cette projection et la noter une bonne fois pour toutes. L’imprimerie, quant à elle, a standardisé la façon de reproduire les images : une fois qu’un dessin est gravé sur une matrice mécanique, puis imprimé, chacune de ses copies sera identique. Il existait enfin des images auxquelles tout le monde pouvait se fier, et tout le monde s’en servit : après tant de siècles de domination incontestée de la parole, à la Renaissance la culture occidentale devint tout simplement visuelle.[1] Depuis lors, l’empire de l’œil a laissé une marque indélébile sur la modernité occidentale sous toutes ses formes. Or le primat culturel et technique de l’image construite selon les lois modernes de la perspective et de la projection (mais aussi de l’image en général) arrive aujourd’hui à son terme. La fin imminente de la culture visuelle des temps modernes est d’autant plus inévitable qu’elle n’a rien d’idéologique, mais qu’elle découle d’une pure obsolescence technique. De la même façon qu’à la Renaissance les technologies de l’information quittèrent le langage pour l’image, de même aujourd’hui la technologie et la culture globale passent du visuel au spatial : de la 2D à la 3D, du pixel au voxel, de la projection perspective au nuage de points [mc1] (point cloud) volumétrique.

Les artistes de la Renaissance avaient pleinement conscience de l’extrême nouveauté des images à leur disposition, et des avantages qu’elles procuraient. La peinture devint l’égale de l’écrit, rivalisant même avec la poésie[2] : personne à la Renaissance ne l’aurait contesté, et les peintres, qui étaient au Moyen-Âge des travailleurs manuels et des membres de corporations comme les autres, furent désormais considérés comme des artistes modernes, du fait qu’ils savaient manier un nouvel outil high-tech : la perspective. Mais les artistes de la Renaissance étaient parfois également sculpteurs, et la rivalité entre la peinture et la sculpture, ou entre les imitations 2D et 3D (ce qu’on appellait à l’époque le paragone delle arti) fut l’un des débats les plus passionnés de la théorie artistique de la Renaissance. La dispute atteignit son comble vers le milieu du seizième siècle, quand l’historiographe Benedetto Varchi (1503-1565), élégant humaniste florentin, lança un appel à contributions sur le sujet, puis publia les réponses reçues, précédées d’un très long développement de sa main.[3] Michel-Ange, le seul auteur à être cité par Varchi sur la page de titre, prend évidemment parti pour la sculpture. En révolte permanente, Michel-Ange allait à contre-courant. Presque tous les autres artistes de la Renaissance soutenaient la peinture.

Les principaux arguments évoqués tout au long du seizième siècle, et plus tard encore, pour défendre la supériorité de la peinture moderne sur la sculpture avaient déjà été clairement exposés par Léonard de Vinci vers 1492.[4] La sculpture est un métier manuel, et les sculpteurs sont des artisans. La peinture au contraire, soutient Léonard, est basée sur les lois mathématiques de la perspective, ce qui fait du peintre un mathématicien et un savant. La sculpture peut être plus proche de la réalité, mais les images en perspective ne se contentent pas de représenter la réalité : elles la mesurent. De par son mode de réalisation, la perspective contient les mesures et les proportions précises de tout ce qu’elle montre, car tout a été mesuré par le peintre, et le spectateur peut à son tour le mesurer dans le tableau. En effet, nous dit Léonard de Vinci, les « lois de la perspective » découlent d’un « examen très subtil d’études mathématiques. »[5]  Nous dirions aujourd’hui (et tout le monde en avait sans doute déjà l’intuition) que la géométrie de la construction perspective est réversible : les règles géométriques d’Alberti convertissent chaque point de l’espace, y compris l’infini, en un point de la surface de l’image, et vice-versa, ou presque : c’est le principe de la projection.[6] En bref, le principal avantage de la peinture[7] sur la sculpture, c’est sa précision scientifique : la perspective est un instrument de mesure, autant un instrument de représentation qu’un instrument de quantification. Certes, la perspective imite de très près ce que nous voyons, mais si le réalisme avait été le seul critère, la sculpture l’aurait aisément emporté, car elle est bien plus proche de la réalité tridimensionnelle que les images planes ne le seront jamais.

D’ailleurs, même Léonard avait bien été obligé d’admettre que la sculpture représentait mieux un objet en trois dimensions que n’importe quel tableau, car les sculptures permettent de voir l’objet depuis tous les points de vue qui l’entourent, tandis qu’une peinture n’en propose qu’un seul. Mais il avançait le contre-argument suivant : deux images réalisées depuis deux points de vue bien choisis, l’avant et l’arrière par exemple, réunissent suffisamment de données pour décrire entièrement un modèle en 3D ; Léonard devait pourtant savoir que ce n’est pas toujours le cas.[8] D’ailleurs, les peintres de la Renaissance, à commencer par Lorenzo Lotto, ont parfois réalisé de vrais portraits d’identité en combinant non pas deux, mais trois vues de leur sujet dans un même tableau. Lotto semble avoir fait pivoter son modèle d’environ cent vingt degrés à chaque fois, ce qui fournit une vue partielle de l’arrière ;[9] quand Van Dick reçut la commande d’une vue en trois dimensions de la tête de Charles Ier à envoyer à Rome pour que le Bernin puisse exécuter un buste du roi sans se déplacer, il réalisa, suivant un strict procédé architectural, une vue frontale, une vue latérale et une vue à quarante-cinq degrés.[10] Il est difficile de comprendre pourquoi Philippe de Champaigne, lorsqu’il reçut une commande similaire, fit le portrait de Richelieu sous un très léger angle, entouré de deux profils spéculaires identiques. En stricts termes de notation, c’est superflu : le nez proéminent de Richelieu a exactement le même profil vu d’un côté et de l’autre.[11]

Étonnamment, le premier savant, et sans doute le seul, à déclarer que la projection pouvait rivaliser en réalisme avec la sculpture ne fut autre que Galilée, l’un des fondateurs de la science moderne.[12] Selon lui, la perspective rend mieux la réalité non pas telle qu’elle est (i.e., en trois dimensions), mais telle que nous la voyons, à travers les projections perspectives monoculaires qui se forment dans nos yeux. C’est pour cela, disait Galilée, que les hommes ne perçoivent les distances que grâce au raccourci perspectif, combiné aux ombres et aux nuances de ton, comme dans la perspective d’un tableau. Quiconque a jamais essayé de passer un fil dans le chas d’une aiguille avec un œil alternativement ouvert et fermé peut aisément attester du contraire, mais personne ne semble l’avoir fait jusqu’à une date très récente : Galilée ayant donné son approbation cognitive à la perspective, le monde devint plan et la stéréoscopie (la sensation cognitive du relief qui se crée dans notre cerveau par la superposition de deux images perspectives monoculaires légèrement différentes) ne fut découverte qu’en 1838 par l’inventeur victorien Charles Wheatstone, plus connu de nos jours pour ses travaux sur la technologie électrique, la cryptographie et la télégraphie.[13]

Avec l’essor de la science et de la technologie modernes, le rôle d’instrument de mesure (ou de quantification) joué par la perspective, à côté de sa fonction de représentation, fut de plus en plus concurrencé par d’autres modes de projections convenant mieux à la notation technique des mesures. Dès le départ, Alberti avait recommandé aux architectes d’éviter la perspective et d’utiliser plutôt, dans leurs projets, d’autres types de dessins, à l’échelle et sans raccourcis, semblables à ce que nous appellerions aujourd’hui des projections parallèles en plans, élévations et vues latérales.[14] Mais les projections parallèles (principal instrument de notation de tous les professionnels du dessin pratiquement jusqu’à nos jours) furent longtemps mises en pratique sans théorisation mathématique : ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que Gaspard Monge en formalisa les règles.[15] La méthode de Monge, connue sous le nom de géométrie descriptive, utilise deux séries de projections parallèles pour noter sans équivoque la position de tout point dans l’espace sur deux plans qui peuvent être dessinés, si besoin, sur une même feuille de papier : la géométrie descriptive est une brillante invention mathématique. Lorsqu’on la met en pratique, son efficacité est saisissante : il est impossible de mémoriser intégralement un bâtiment aussi grand que le Seagram Building, mais il est tout à fait possible de conserver dans les tiroirs d’un ou de plusieurs bureaux la pile de dessins techniques nécessaires à sa construction ou, si nécessaire, à sa reconstruction. Avec les projections parallèles (ainsi que les vues axonométriques, qui apparurent un peu plus tard)[16] l’art de condenser de grands objets 3D sur de petites feuilles de papier (ou de parchemin, ou de toile, ou de Mylar) atteignit le summum de la précision quantitative   moderne : les projections parallèles ne cherchent pas le moins du monde à ressembler aux objets qu’elles décrivent, mais visent à conserver et à transmettre les mesures, la position, et la forme de ses volumes spatiaux aussi précisément que possible, et en utilisant le moins de données possibles. Les projections sont des technologies de compression de données : elles convertissent des volumes (i.e. un nombre de points égal à l’infini à la puissance 3) en surfaces (un nombre de points égal à l’infini à la puissance 2). Ainsi, en stricts termes de comptage de données, l’économie est presque infinie – elle est en tout cas très très grande. Mais cette économie de données, essentielle jusqu’à présent, est de moins en moins justifiée aujourd’hui : avec les technologies numériques, nous pouvons d’ores et déjà conserver sur une seule puce mémoire non seulement une énorme quantité de dessins plans, mais aussi des avatars de bâtiments en vraie 3D, y compris toutes les données nécessaires à la simulation de ce bâtiment en réalité virtuelle, ou à sa réalisation effective.

Étonnamment, ce tout dernier bond technologique avait lui aussi été anticipé par Alberti. Dans son traité De la Sculpture, Alberti présentait une méthode de conception et de fabrication 3D révolutionnaire, entièrement basée sur des données numériques, à l’exclusion de tout dessin analogique. Au moyen d’un dispositif de mesure centré au-dessus de l’objet à numériser, le sculpteur pouvait relever les coordonnées spatiales d’autant de points de l’original qu’il jugeait nécessaire. Alberti déclare qu’en utilisant le procédé et les instruments qu’il décrit, on peut analyser, mémoriser, transmettre et reproduire des volumes de toutes sortes, en totalité ou en partie, en se servant uniquement de nombres, et sans recours aucun à l’image.[17] Mais cela aurait nécessité de traiter manuellement une quantité si extraordinaire de chiffres que cette technique prématurée de CAO/FAO tomba vite dans l’oubli.[18] À l’aube des temps industriels, d’autres tentatives, tout aussi infructueuses, furent faites pour développer des technologies de reproduction similaires, notamment par Samuel F.B. Morse, connu pour le télégraphe. Ancien étudiant de Yale, peintre réputé et plus tard professeur de théorie des arts, Morse avait peut-être connaissance du précédent d’Alberti, mais sa machine n’eut pas plus de succès que celle de son prédécesseur florentin.[19] Dans un cas comme dans l’autre, il aurait fallu une correspondance parfaite entre l’enregistrement numérique et un procédé de fabrication également numérique, ce qu’aucun outil manuel ou mécanique ne peut fournir. Les scanners et imprimantes 3D que l’on trouve maintenant un peu partout ne fonctionnent pas autrement.

Nombreux sont ceux qui voient aujourd’hui dans l’impression 3D un tournant dans l’histoire des techniques : une nouvelle technologie qui « révolutionne potentiellement notre façon de fabriquer à peu près toute chose » pour citer le président des États-Unis Barack Obama dans son discours sur l’état de l’Union de 2013.[20] Mais en même temps, l’essor actuel des technologies de numérisation et de visualisation 3D (comme Microsoft Kinect, bon marché et polyvalent, adopté et piraté par les étudiants en architecture du monde entier, ou plus récemment les développements de la réalité stéréoscopique virtuelle) va aussi probablement modifier notre façon de voir à peu près toute chose, et de représenter et d’appréhender le monde qui nous entoure.

Nous étions habitués jusqu’à présent à des techniques modernes nous permettant de prendre le cliché d’un modèle en trois dimensions (par exemple un chat) et de l’imprimer sous forme d’une d’une image en perspective (une photo). La technologie d’aujourd’hui nous permet de scanner un chat et de l’imprimer immédiatement sous la forme d’une sculpture. La société Photomaton, bien connue dans l’espace public français pour ses milliers de cabines automatiques, a lancé dernièrement une cabine 3D qui, à côté des photos traditionnelles, effectue un scan volumétrique du buste du client. Une figurine 3D peut ensuite être imprimée hors site et expédiée à l’adresse indiquée.[21] Des technologies tout à fait abordables comme Autodesk’s 123 Catch et Google’s Tango construisent déjà des modèles 3D de grands objets ou d’espaces intérieurs, que les utilisateurs peuvent enrichir des données physiques correspondant à leurs besoins spécifiques ;[22] un voxel (unité volumétrique) auquel on ajoute des informations sur les propriétés des matériaux qui le composent est communément appelé un maxel, et les concepteurs utilisent couramment des modèles 3D pour rendre la géométrie et les formes ainsi que pour simuler toutes sortes de performances (structurelles, thermiques, énergétiques etc.).

Néanmoins, qu’ils soient prévus pour des applications de haute technologie ou destinées au grand public (en particulier pour le divertissement ou les jeux vidéo), les modèles 3D sont dans les faits très rarement imprimées en 3D. L’impression 3D à grande échelle pourrait très bien bouleverser l’industrie mondiale, mais de même que les photographies traditionnelles (en deux dimensions) ne sont plus imprimées depuis longtemps, mais montrées et regardées sur écran, les modèles 3D se prêtent plus à la visite et à l’exploration en simulation. Un premier appareil photo plénoptique, le Lytro, a été commercialisé en 2012. La publicité vantait un appareil permettant à l’utilisateur de re-régler la focale, et de changer légèrement le point de vue de chaque photo, après la prise du cliché.[23] Ce ne fut pas un grand succès, notamment à cause des limites de la technologie plénoptique pour la profondeur de champ. Néanmoins l’enjeu était clair : si vous prenez une photo de cette façon, vous ne la projetez plus une fois pour toutes sur un écran (à la façon d’Alberti) ; vous créez un modèle spatial en 3D que vous pouvez ensuite visiter à volonté, en regardant dans différentes directions et en tournant autour (en termes albertiens, en faisant pivoter le rayon central et en changeant le point de vue). En 2014, le ScanLab (une spin-off de recherche menée par la Bartlett School of Architecture de Londres) a enregistré dans sa totalité un défilé de mode de Vivienne Westwood sous forme de nuage de points [mc2] (point cloud) volumétrique,[24] et durant l’été 2016 plusieurs événements sportifs (entre autres aux Jeux olympiques de Rio) ont été retransmis en direct en réalité virtuelle, dans des visiocasques. Le degré d’immersivité véhiculé par ces technologies VR est très variable : le point de vue du spectateur peut être fixe ou mobile, et l’angle de rotation de la tête plus ou moins grand. Il n’est pas nécessaire d’avoir des casques stéréoscopiques, même si c’est préférable.

En plus de la réalité virtuelle, une nouvelle génération de visiocasques intègre la réalité augmentée, et des  reconstitutions en réalité mixte.[25] Bref, les façons d’utiliser et d’exploiter un modèle 3D sont infinies, et les images planes conservent de nombreux avantages pratiques : tant que nous aurons des yeux pour voir, nous continuerons, pour toutes sortes de choses, à nous servir d’images monoculaires (d’autant mieux si elles sont combinées et calées entre elles pour la stéréoscopie). Mais la préférence accordée pendant des siècles aux projections d’image sur les modèles 3D était due autant à leur légèreté physique qu’à leur économie de données : depuis Alberti et jusqu’à très récemment, la projection était la meilleure façon de mémoriser et de reproduire tout original 3D, car cette projection (perspective ou pas) condense une grande quantité d’informations sur des supports de petite taille et maniables, souvent pas plus grands qu’une feuille de papier. Cela reste vrai, mais compte de moins en moins, du fait de la facilité avec laquelle les données 3D sont aujourd’hui collectées, et le peu de moyens nécessaires pour les stocker et les copier. Bientôt, nous utiliserons nos téléphones portables non plus pour prendre des photos, mais pour faire des scans 3D.[26] Et stocker, éditer, envoyer, explorer, partager et même imprimer une sculpture selfie ne coûtera bientôt pas plus cher que de stocker, éditer, envoyer, regarder, partager, ou imprimer une image selfie.

À la fin du Moyen-Âge, la convergence d’une nouvelle technique pour capter et compresser les images, et d’une nouvelle technique pour les reproduire, changea le cours de l’histoire de l’Occident. Aujourd’hui, la convergence de nouvelles technologies pour capter et reproduire la réalité directement en trois dimensions, sans la médiation de la projection, risque d’avoir des conséquences similaires et de faire également date. Au milieu du XVIe siècle, le peintre florentin Jacopo Pontormo déclara que Dieu avait eu besoin de trois dimensions pour créer la nature, tandis que les peintres n’en avaient besoin que de deux pour la recréer : « véritablement un artifice miraculeux et divin,»[27] concluait-il. Puisque nous pouvons aujourd’hui représenter et reproduire le monde exactement comme il a été fait, en trois dimensions, nous avons de moins en moins besoin de cet artifice. L’ekphrasis comme la fabrication d’images par projection étaient autant un don qu’une nécessité pratique à l’époque des small data. Mais cette époque est révolue : de nos jours les données sont si peu chères et si facilement accessibles qu’il n’est plus nécessaire d’être économe. La notation alphabétique et la projection des images sont des techniques de compression de données qui ont longtemps été très utiles, mais qui ne le sont plus. Les modèles 3D ont remplacé le texte et les images comme outils de prédilection pour la notation et la reproduction, la représentation et la quantification du monde physique qui nous entoure. Née avec le langage, puis devenue visuelle, la connaissance peut désormais être enregistrée et transmise dans un nouveau format spatial.

 

[1] Le parallèle entre la découverte de la perspective et l’invention de l’imprimerie remonte à Vasari. Sur le sujet, voir la position plus récente (et polémique) de William M. Ivins Jr, Prints and Visual Communication (Londres, Routledge & Kegan Paul Limited, 1953), 3 et 160 ; Friedrich A. Kittler, « Perspective and the Book, » Grey Room 5 (2001) : 38-53, 43, première édition en allemand sous le titre « Buch und Perspektive, » in Joachim Knape, ed., Perspektiven der Buch und Kommunikationskultur (Tübingen, Hermann-Arndt Riethmüller, 2000), 19-31.

[2] Voir la réinterprétation faite à la Renaissance du topos classique d’Horace, « ut pictura poesis » (Ars Poetica, 361), Rensselaer W. Lee, Ut Pictura Poesis. The Humanistic Theory of Painting (New York, W. W. Norton & Co., 1967), 3, paru d’abord sous la forme d’un article dans The Art Bulletin 22, no. 4 (1940), 197-269.

[3] Benedetto Varchi, Due lezzioni […] nella prima delle quali si dichiara un Sonetto di M. Michelagnolo Buonarroti. Nella seconda si disputa quale sia piu nobile arte la Scultura, o la Pittura, con una lettera d’esso Michelagnolo, & piu altri Eccellentiss. Pittori, et Scultori, sopra la Quistione sopradetta (Florence, Torrentino, 1549). Voir aussi Benedetto Varchi, Paragone. Rangstreit der Künste. Italienisch und Deutsch, ed. et trad. Oskar Bätschmann et Tristan Weddingen (Darmstatd, WBG, 2013).

[4] Codex Urbinas Latinus 1270, sqq. 20 et suivants, cité d’après l’édition critique dans Paola Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, vol. I (Milan-Naples, Riccardo Ricciardi, 1971), 474-488. Le Codex Urbinas Latinus 1270 est daté v. 1492 par C. Pedretti (Barocchi, Scritti d’arte, 474).

 [5] Ibid., 484-88.

 [6] Tous les points de la même ligne, faisceau, ou rayon visuel (la ligne reliant l’œil avec le point qui est vu) croisent le plan du tableau au même point, d’où leur traduction en un seul point de la projection perspective. La procédure mathématique pour déterminer les mesures réelles à partir d’une perspective, appelée aujourd’hui la photogrammétrie, est connue depuis le début du 17e siècle au moins : voir Filippo Camerota, « « The Eye of the Sun »: Galileo and Pietro Accolti on Orthographic Projections, » in Mario Carpo et Frédérique Lemerle, ed., Perspective, Projections and Design (Londres et New York, Routledge, 2008), 115-125, voir en particulier la p. 123.

 [7] Par quoi tout le monde à la Renaissance entendait la « peinture perspective » ou la création de perspectives, à commencer par Alberti, qui ne fit jamais la distinction entre les projections et la peinture : sa théorie de ce que nous appelons la perspective géométrique est énoncée dans un livre intitulé De la peinture (De Pictura), où Alberti n’emploie en fait jamais le terme de perspective, comme si toute image était une projection, et toute peinture, une perspective.

[8] Codex Urbinas Latinus 1270, in Barocchi,  Scritti d’arte, 478-79 et notes.

[9] Lorenzo Lotto, Triple portrait d’un orfèvre, (Vienne, Kunsthistorsches Museum, v. 1530).

[10] Anthony van Dyck, Charles Ier, Windsor Castle, Royal Collections, 1635-36.

[11] Philippe de Champaigne, Triple Portrait du Cardinal de Richelieu, Londres, National Gallery, 1642.

[12] Galilée, Lettera à Lodovico Cigoli du 26 juin 1612, in Galileo Galilei, Opere (Florence, Barbera, 1890-1909), XI, 340-3, cité ici d’après l’édition critique dans Barocchi, Scritti d’arte, 708-10. Le texte de la lettre est reproduit et traduit en anglais dans Erwin Panofsky, Galileo as a Critic of the Arts (La Haye, Martinus Nijhoff, 1954).  Panofsky note bien la préférence de Galilée pour l’imitation plane sur la tridimensionnelle (9), mais il ne commente pas les arguments de Galilée contre la perception cognitive de la profondeur.

[13] Charles Wheatstone, « Contributions to the Physiology of Vision. Part the First. On some Remarkable, and hitherto unobserved, Phenomena of Binocular Vision, » Philosophical Transactions of the Royal Society of London 128 (1838): 371-394. « Part the Second […] (continued), » Philosophical Transactions of the Royal Society of London 142 (1852): 1-17. En ligne, <http://rstl.royalsocietypublishing.org/> (consulté le 3 mars 2016).

 [14] Carpo, The Alphabet and the Algorithm (Cambridge, MA, The MIT Press, 2011), 16-20.

 [15] Gaspard Monge, Géométrie Descriptive. Leçons données aux Ecoles Normales l’An 3 de la République (Paris, Baudouin, VII [1798–99]).

 [16] Les premières règles expliquant comment dessiner ce que nous appelons aujourd’hui les vues axonométriques furent publiées peu après 1820 par William Farish, savant et pédagogue de Cambridge. Voir Peter J. Booker, A History of Engineering Drawings (Londres, Chatto and Windus, 1963),114-127.

[17] Alberti, De Statua, dans Alberti, On Painting and On Sculpture: The Latin texts of De Pictura and De Statua, ed. et trad. Cecil Grayson (Londres, Phaidon, 1972), 117–143. De Statua fut composé en latin entre 1435 et 1472. Alberti utilisa une technique numérique similaire pour reporter et reproduire un plan de Rome : voir Leon Battista Alberti’s Delineation of the City of Rome, ed. Mario Carpo et Francesco Furlan (Tempe, AZ, Center for Medieval and Renaissance Texts and Studies, 2007), et Carpo, The Alphabet and the Algorithm, en particulier la section 2.2, « Going Digital, » 54–58.

 [18] Ibidem.

 [19] Samuel F.B. Morse, His Letters and Journals, edited and supplemented by his son Edward Lind Morse, 2 vols. (Boston et New York, The Houghton Mifflin Co., 1914), I, 245, voir la lettre du 22 août 1823, qui fait référence à l’invention d’une « machine à sculpture » (247) qui produirait des « copies parfaites de tout modèle ». Voir aussi Morse, Lectures on the Affinity of Painting with the Other Arts, ed. Nicolai Cikovsky (Columbia et Londres, University of Missouri Press, 1983), 43, 139. 

 [20]  Voir <www.whitehouse.gov/the-press-office/2013/02/12/remarks-president-state-union-address> (récupéré le 1er juin 2015). Sur les commentaires qui suivirent le discours du président, voir Nick Bilton, « Disruptions: On the Fast Track to Routine 3-D Printing », The New York Times, 18 février 2013, B4. <http://bits.blogs.nytimes.com/2013/02/17/disruptions-3-d-printing-is-on-the-fast-track> (récupéré le 1er juin 2015). À ce moment-là, l’impression 3D était aussi très en vogue dans la culture populaire américaine (dans le talk show de fin de soirée The Colbert Report du 8 juin 2011, par exemple et, moins de deux semaines avant le discours de Barack Obama, le 31 janvier 2013, dans un épisode de la sitcom The Big Bang Theory).

[21] Voir <www.photomaton.fr/innovations/cabine_3d> (consulté le 17 août 2016).

[22]  voir <www.123dapp.com/catch>, 

<www.google.com/atap/project-tango> (consulté le 3 mars 2016).

[23]  Voir <www.lytro.com/about> (consulté le 17 août 2016)

[24] Voir <http://scanlabprojects.co.uk> (consulté le 3 mars 2016)

[25] Voir par exemple Facebook’s Oculus Rift, Samsung’s Gear VR, ou Microsoft’s Hololens.

[26] Avec des technologies telles qu’ Autodesk’s 123 Catch, c’est déjà réalisable au moment de la rédaction de cet article (printemps 2016).

 [27] Jacopo Pontormo, lettre datée du 18 février [1546] dans Varchi, Due lezzioni, 134. Voir Panofsky, Galileo as a Critic of the Arts, 9.

 

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